La dernière seconde (Robert Hamel)

La dernière seconde

la mort est partout
la mort a mille visages
il y a la mort sage et la mort sauvage
il y a la mort lumière et la mort ténèbres
il y a la mort paisible du centenaire
qui fait d’une dernière nuit un sommeil sans fin
il y a la mort horreur du téléjournal
la mort sordide du crime gratuit et crapuleux
la mort de l’innocence
confrontée aux démons du monde
il y a la mort cauchemar
la mort de l’enfant chéri arraché à sa vie
alors qu’il n’était qu’un embryon de rêve
il y a la mort agonie du parent aimant
la mort qui anéantit dans un silence traître et sourd

il y a la mort sacrifice
la mort absurde drapée des oriflammes de la nation
la mort offrande à la liberté que claironnent les hommes d’État
la mort dans tous ses états
qui fauche de jeunes hommes dans la fleur de l’âge
gonflés de testostérone et obéissant à un commandement aveugle
il y a la mort misère
la mort douleur
la mort insidieuse et terrible
qui envahit lentement vos cellules
celle qui vous emporte
alors que vous étiez rempli d’avenir
laissant vos rêves en plan et vos proches
sans paroles
sans voix
sans explication
sans raison
il y a la mort tabou
la mort tornade
la mort détresse
qui détruit le corps
dans l’espoir de libérer l’âme de sa souffrance

il y a d’autres morts
des morts qui ne vous tuent pas
dans un horizon prévisible
il y a des morts qui vous tuent sans cesse
à chaque seconde
à chacun de vos pas
à chacun de vos soupirs
à chacun de vos jours
il y a des morts
qui minent le présent
avortent l’avenir
et se rient du passé
faisant de lui un long songe éveillé
une interminable absence à soi
un vaste champ
jonché de regrets
de nostalgie
et de mélancolie

il y a la mort des emmerdeurs
la mort des assassins-pilleurs d’instants
qui empoisonnent le quotidien
qui vident le sablier de votre temps
du sable de vos jours
la mort des sondeurs et des télémarketeurs
la mort qui entre chez vous par le téléphone
et se compte en minutes volées
à l’éternité éphémère de votre vie
la mort qui parle du superflu et de l’inutile
comme s’ils étaient l’indispensable et le nécessaire
la mort absurde du matérialisme élevé au rang de culte
la mort que l’on vit du lundi au vendredi
quarante heures semaine
le génocide du talent et du génie humains
sacrifiés sur l’autel du mercantilisme exacerbé
et du sacro-saint PIB

il y a la mort à temps plein
la mort de façade
celle qui une fois sur votre cas
ne vous lâche plus d’une semelle
la mort qui hante les centres commerciaux
les grandes surfaces
et les mégacentres
la mort en solde
la mort à escompte
la mort à crédit
qui vous sodomise
jusqu’à ce que vous n’arriviez plus à la rembourser
jusqu’à ce que vous soyez enculé à la faillite

mais il y a pire encore
il y a la mort que l’on se donne par mégarde
celle que l’on s’inflige faute d’avoir vécu ou de vivre
par incapacité d’amour pour soi
la mort harakiri
la mort autodestruction
la mort que l’on retourne vers soi comme un châtiment
la mort folle que l’on se donne tout le temps que dure la vie
la mort gaspillage
la mort des rêves sous anesthésie locale
la mort des espoirs en liberté conditionnelle
la mort de la vie prise en otages
la mort des espoirs dévorés par les nécessités matérielles
et la grande duperie du monde

il y a la mort du temps qui vous file entre les doigts
la mort des années qui vous font faux bond
la mort des jours qui s’empilent en regrets désordonnés
la mort des images qui défilent sous vos yeux
tandis que vous êtes aux premières loges
du grand spectacle de l’absurde
la mort qui occupe votre temps
comme jadis les nazis occupaient Paris
la mort qui vous fait oublier de monter sur scène
de jouer votre rôle
de dire vos répliques
d’entendre vos applaudissements
de toucher votre cachet
de recevoir votre prix
la mort du grand théâtre du dérisoire
et du ridicule de l’humanité

il y a la mort des culpabilités irrationnelles
des obligations que l’on s’impose sans raison valable
des devoirs à sens unique
la mort que l’on subit parce qu’on ne sait dire non
il y a la mort des promesses brisées
des paroles prononcées sans y croire
la mort des amours mort-nées
la mort quotidienne des petites et grandes lâchetés

il y a la mort emballée sous vide
la mort qui est une vie par procuration
la mort compensation
la mort sabotage
la mort dépendance
la mort sex and drugs and rock n’ roll
la mort qui est une porte ouverte
sur la fuite
le déni
et l’autodestruction
la mort qui se dissimule derrière les amours chiennes
la malbouffe
les obsessions en tous genres
l’adrénaline
et parfois même les endorphines

il y a la mort sûre
et la mort fine
il y a la morsure
de la morphine
il y a la mort suicide

au           ra           –             len        –              ti

au

su-

per

ra-

len-

ti

il y a la mort mal de vivre étouffé
la mort à laquelle on s’attache
et à laquelle on échappe
qu’au prix de douloureux apprentissages
il y a la mort que l’on se donne
en refusant de mettre en scène nos aspirations
la mort du feu de la vie que l’on éteint en nous
par manque de courage
par insouciance
par inconscience
ou par ignorance

la mort est partout
et la mort est partout à la fois
la mort possède le don d’ubiquité

mais
si la mort est partout
la vie l’est aussi
inutile de sombrer au fond d’une bouteille de torpeur
d’engourdir ses sens et ses émotions de stupeur
de s’enliser dans les sables mouvants de l’apathie
de river notre destin à la vacuité de nos écrans cathodiques
la vie est une grande fête
un gala incandescent
un bal lumière
auquel nous sommes tous conviés
un festin digne des dieux
un buffet all-you-can-eat pour l’âme
qui se mange en savourant chaque bouchée

la vie est création de magnifique
amplification de l’état de grâce
merveilleux tenu à bout de bras
la vie est le chant de tous les fabuleux
la mère de tous les possibles
la gloire en devenir de tous les demains
de l’humanité chantant en chœur
la vie est une toile vierge
que l’on peut colorer des teintes
de nos rêves les plus fous
de nos envies les plus saugrenues
de nos folies les plus légitimes

la vie est le fil d’ariane ténu
de la somme de tout
ce que nous sommes et voulons être
elle n’a pas à être prépensée
prédigérée
préfrabriquée
prépayée
la vie est un road trip
un nowhere qui mène à soi
elle n’a de durée que celle du voyage
et n’a de but que le voyage
elle est la plus puissante des drogues
la plus pure des inventions
mais c’est à vous
d’inventer votre vie
de la dompter
de la faire vôtre
de la peindre à votre image
de la mettre à votre main
de la porter à votre doigt comme un jonc sacré
c’est à vous de la célébrer au quotidien
mais ne perdez pas un seul instant
car cette offre n’est valable que pour un temps limité
et elle se terminera à l’expiration de votre dernier souffle

d’ici là
d’ici à ce que vous puissiez entrevoir
la beauté de la mort vraie
la beauté éclatante et aveuglante de la mort vraie
car la mort vraie est toute beauté et toute volupté
mais elle est aussi un droit sacré que l’on s’approprie
vivez chaque seconde comme si c’était la dernière
parce qu’un jour
vous vivrez
votre
dernière
seconde

— Robert Hamel, La dernière seconde, Les souvenirs ventriloques, © juin 2013, Les Éditions de l’étoile de mer.

Souffle dragonne (Ourse Lune)

Souffle dragonne
Souffle dragonne, souffle
Enfin tu te réveilles
Souffle sur mes montagnes déplacées de sable en sable
Marque la voie qu’elles ont creusée
Souffle et apaise les cicatrices de mes tempêtes
Apprivoisées à coups d’épée
Assèche mes torrents ensorcelés
Illumine les sentiers de mon long périple
Comme phares à la mer
Pour celles qui chercheront à se rendre ici
Adoucis le goût de la victoire chèrement payée
Que dans ma souvenance, il demeure à jamais sans amertume
Et langoureusement, soulage ma chair de son désert
Qu’elle soit oasis

Pas à pas
Je marche encore
Toujours j’avancerai
Derrière, le démon se meurt

Ouvre tes ailes dragonne
Sers ta reine
Je veux être le vent qui chatouille l’eau et la lumière
Je veux être l’astre du jour éclaté en une marée d’étincelles

Élève-moi au cœur de ma chair
Que je redevienne univers
Que ma conscience brille de tous ses possibles
Pose tes ailes sur mon regard et prends ton envol
Allez va, tout droit devant

— Ourse Lune, © août 2014

L’escouade de l’immortalité (partie 3 : en devenir) (Robert Hamel)

L’escouade de l’immortalité

Partie 3 : en devenir

c’est un poète
c’est un poète en devenir
un poète sans œuvre
sans nom et sans visage
sans voix et sans textes
c’est un poète sans bagage et sans héritage
il est au début du voyage
il contemple tous ses possibles
jauge tous ses incertains
sa poésie est une feuille blanche
sa vie est à écrire

c’est un poète en devenir
un poète ignoré
jusqu’à peu
il s’ignorait lui-même
les mots sont venus soudain
il a toujours écrit pour vivre
il a toujours vécu pour écrire
et pourtant
il ne l’avait jamais fait

c’est un poète en devenir
un poète nouveau
un poète vierge
il s’est longtemps cherché sans se trouver
il n’est pas allé à la poésie
elle s’est avancée vers lui
dans sa grande robe blanche
maculée du sang des espoirs blessés
ses mots sanguinolents
s’échappant de sa tête trouée

il ne sait où va la poésie
il ne sait d’où sont ces mots qui viennent par lui
mais il sait qu’elle a germé en lui
entre la morsure du serpent viscéral
et la déchirure du serpent coaxial
entre ces deux temps
l’espace des mots s’est entrouvert
et le long silence du verbe a pris fin
le poète en devenir
libère la parole de son mutisme bien avant l’aube
à l’heure où
dans le silence endormi du monde
il entend son propre verbe
résonner en sa chair et en son âme

c’est un poète en devenir
un poète naissant
un poète firmament
un poète incandescent
il a reconnu l’appel de la poésie
comme le nourrisson reconnaît le mamelon
rose et tendre de la mère nourricière
et il boit goulûment
il boit goulûment la sève des jours
la sève de l’infini recommencement des choses
il s’abandonne au flux intangible
et atemporel de l’essentiel
et il se demande parfois
si l’étiquette poète est autocollante
et si elle peut être auto-accolée

c’est un poète en devenir
un poète en rut
un poète en route
un poète en déroute
il dialogue avec le doute
même s’il le redoute
même s’il cherche
à lui faire fausse route
il lui semble que la poésie rime trop souvent à rien
que le vers libre est une prison
qu’il est plus facile d’obtenir
la reconnaissance de la périphérie
que celle du milieu

c’est un poète en devenir
un poète indéfinitif
un poète impératif
un poète subjectif
il écrit au loup
il écrit au vol
il écrit au génie
il écrit qui il est et cherche à le devenir
il écrit qui il est et cherche à le vivre
il se dit que lorsqu’il sera grand il sera un dieu
il se dit que tous ceux qui sont grands sont des dieux
il s’écrit et s’écrie
il écrit pour apprivoiser la vie
il écrit pour tuer le temps qui le tue
il écrit parce que c’est un rêvolutionnaire
il écrit parce que ça le fait bander
il écrit pour baiser la mort
pour baiser la mort
qui pousse des écrits d’épouvante en son sang

longtemps noirs et gris
ses jours sont maintenant rouges et bleus
il vit un temps mauve
il vit un temps fauve
il écrit et il attend
il écrit et il s’attend
il écrit et il entend
il attend la saison où sa parole fleurira
il entend le printemps de sa prose

la poète en devenir ignore quel sera son demain
il ignore quel est le chemin
qui lui permettra de se perdre en chemin
il sait bien peu
du poète confirmé et du poète disparu
il les imagine du peu qu’il peut
il sait bien peu
de la poésie qu’il n’a pas écrite
il l’imagine elle aussi
et la devine parfois
pulpeuse
rose et nue
sous la robe blanche
de l’immaculée création
sa prose s’échappant par tous ses pores
mais il a savoir d’une chose
la poésie est souffle de vie
et ce souffle souffle sur lui
et ce souffle souffle en lui

il veut respirer grand
et écrire à pleins poumons

— Robert Hamel, Les souvenirs ventriloques, juin 2013, © Les Éditions de l’étoile de mer.